« Je suis né avec la musique et elle m’accompagne depuis toujours, partout où je vais. Je suis complètement musique. » Cette sentence prononcée en 2018 constitue une ritournelle chez Hermeto. Au fil des années, le barde barbu ne cesse de le dire, comme en 1993 lors de notre première rencontre. « J’ai toujours voulu faire une musique universelle, c’est-à-dire qui parle de tous, à tous, pour tous. » Comme trente ans plus tard, à quelques heures de faire son show au New Morning parisien : « Ma musique est irréductible à un style, mais englobant tous les styles : classique, choro, baiao, forro, maracatu, marchinhas de carnaval, jazz et ainsi de suite… moderne en un mot. La musique conservatrice, ce n’est pas mon genre, et jouer un style, c’est fatiguant à la longue. Non que je ne respecte pas les créations du passé, mais je vis aujourd’hui. Elles m’ont nourri, mais je ne me verrais pas les reprendre à la lettre. Ce serait comme faire des natures mortes, des copies à l’identique de maîtres. »
L’empire de l’expérience
C’est bien de cette idée esthétique qui est à l’œuvre à l’écoute de ce concert enregistré au cœur de 1981. Sous le dôme du planétarium de Rio, l’émissaire cosmique – comme l’a un jour nommé le fameux guitariste brésilien Guinga – donna à entendre une bande-son à nulle autre pareille. Juste à l’image de la personnalité de ce sourcier des sons, qui un autre jour confia ne pas avoir appris la musique, « du moins pas de manière académique ». Et de s’en expliquer, plus avant : « Je n’ai appris que par déduction. C’est pareil pour mes musiciens : ils doivent faire ma musique avec leur ressenti. Chacune de mes compositions doit être sujette aux variations de celui qui veut la reprendre. » Cette méthode est la force qui animait la bande de musiciens, au cours de ces années qui furent parmi les plus belles d’une discographie aussi fournie que fleurie.
Cette bande eut pour nom « le Grupo », sa formation née lors de ce bel été carioca 1981, à laquelle on doit le remarquable Lagoa Da Canoa Municipio de Arapiraca, du nom de la ville où naquit le 22 juin 1936 le Barbapapa de la musique brésilienne et le formidable Festa do deus en 1992, dernier opus d’une féconde période.
Au début des années 1980, Hermeto a déjà signé quelques recueils majuscules. Dès 1967 avec le Quarteto Novo, où associé au percussionniste Airto Moreira, il phagocyte comme rarement le jazz avec les cadences du Nordeste brésilien, créant une luxuriance rythmique inédite. En 1973 dans A Musica Livre, totem d’Hermeto où figure notamment une version allumée d’ « Asa Branca », le classique du Nordeste, et une mélodie pour l’éternité « Bebê ». Et puis quatre ans plus tard Slaves Mass, son second disque « étasunien » où il créé un furieux mélange électro-acoustique, entre plages en fusion et moments apaisés, cris de cochons et un titre, « Cannon », qui salue le seigneur (Cannonball) Adderley d’un solo de flûte. Sans oublier, à l’orée de ce concert, la géniale ode – expérimentale comme il se doit, baptisée Cérébro Magnético publiée en 1980.
Sous les étoiles exactement
Moins d’un an plus tard donc, le fabuleux nordestin, « l’un des musiciens les plus importants de la planète » selon Miles himself (c’est bien le moins que pouvait le trompettiste à l’endroit d’un musicien qui lui offrit plus d’un thème à l’épique tournant des années électriques) réunit donc une sacrée bande : à commencer par le saxophoniste et flûtiste Carlos Malta, expert lui aussi des musiques du Nordeste brésilien et tout aussi fan d’expériences mutantes. A leurs côtés, deux batteurs, Zé Eduardo Nazário, avec qui Hermeto pratiqua quelques années plus tôt, et Marcio Bahia, qui s’était fait la main chez Maria Bethania, Marcos Valle et Roberto Menescal, le claviériste Jovino Santos Neto et le bassiste Itibere Zwarg, fidèle d’entre les fidèles. « Pendant cette période, le groupe répétait pendant des heures, sept jours sur sept, avec un dévouement total à la musique et à la vision musicale d’Hermeto », apprend-on à la lecture des notes de pochette. On précisera que le touche-à-tous les instruments (même une bouilloire ou un bout de plastique sont matière dans ses doigts à produire de douces ondulations de fréquence) avait sa méthode bien à lui, comme il le confiait dès 1993. « J’ai toujours insisté sur le travail de répétition pour éviter la moindre erreur dans un concert. On prépare beaucoup de morceaux, pour finalement ne pas les jouer, ou n’en utiliser qu’une partie. C’est primordial ! » Cela s’entend, ceux-là s’écoutent. Et ce Grupo sonne comme tel lors de ce concert, matière à un double vinyle. Du genre inflammable, ou plutôt enflammé de bout en bout des pistes noires.
Tous les titres ici portent l’empreinte d’Hermeto, une marque de fabrique unique faite de multiples sédiments. Cette touche qui ne ressemble qu’à ce musicien sans pareil, que l’on connut avec de belles chemises fleuries, c’est de produire une musique tout ce qu’il y a de plus sérieux, mais non sans humour. « J’ai toujours été comme ça. Je pense que Dieu est ainsi : ce n’est pas quelqu’un de formel ! Les religions devraient prendre bonnes notes. Dieu est quelqu’un de souriant, pas sûr qu’il apprécie quand les prêtres ordonnent de faire ceci ou cela. Quand je voyais ma mère aller prier à l’église, ça me rendait triste car j’avais l’impression d’aller à un enterrement », répondit-il ainsi un soir qu’on l’interrogeait sur le délicieux alliage dont ce mage a le secret. En 1981, le résultat est forcément un cocktail détonnant, des odes à la joie où l’improvisation la plus sauvage mute sur des tourneries rythmiques insensées. Ça swingue dru, ça pulse sévère, ça barde grave. Et malgré tous ses délires, à chaque fois, la mélodie est belle et bien présente, cœur nucléaire de ces projections surréalistes. Hermeto puise à toutes les sources pour faire jaillir des geysers de sons qui sont comme d’éternelles fontaines de jouvence. On ne sera guère étonné qu’un jour de 2000, un autre Nordestin du genre éclairé né la même année que lui, Tom Zé, qualifia Hermeto de « Jésus-Christ du son ». Cette ésotérique vision se trame ici, une révélation qui rime avec exaltation, renvoyant à cette phrase de Pero Vaz de Caminha quand il débarqua au Brésil au XVIème siècle. « Tout ce qu’on plante dans cette terre y pousse et y fleurit. »
Hermeto Pascoal e Grupo, Live At Planetário Da Gávea, via Far Out Recordings.